dimanche 25 janvier 2015

Suivre le Christ au lieu d'être chrétien

Prédication du dimanche de l’Unité
Cathédrale de Strasbourg

(Lecture dans l’Évangile selon Marc, chap. 1, 14-20)

Chers amis,
Être investi d’un appel de Dieu n’est pas une référence qui passe sans explications, en ce temps. La France doute à nouveau de la fiabilité des vœux de paix religieux. Être religieux, certes, signifie plus que jamais « être ouvert à une Parole qui vient d’ailleurs », mais cela implique apparemment une vulnérabilité psychique qui fait craindre, à beaucoup, le pire.



Imaginez que vous vous présentez ainsi à vos voisins : « Bonjour, je marche à la suite du Seigneur Jésus, il m’a fait pêcheur d’hommes »... N’est-il pas humain s’ils prennent peur (et qu’ils vous prennent même pour quelqu’un qui a un sérieux problème) ? Car être religieux, de quelque religion ou confession que ce soit, c’est être potentiellement dangereux, aux yeux de la majorité de nos concitoyens.

Et notre lecture d’Evangile de ce matin ne nous aide pas beaucoup pour les rassurer, c’est le moins qu’on puisse dire.

« Venez à ma suite. Je vous ferai devenir pêcheurs d’hommes », dit Jésus à quatre personnes, et aussitôt, sans la moindre question, sans prendre de précautions, sans s’informer sur les risques, laissant tomber leur travail, ils le suivirent.

Ayez bien conscience qu’il s’agit ici du premier acte public de Jésus, dans l’Évangile de Marc ! Marc ne prend le temps ni de nous présenter davantage la figure de l’enseignant qui établit ainsi son école ni de nous renseigner en détail sur son projet théologique. Cette simple annonce « Les temps sont accomplis : le règne de Dieu est tout proche », cette discrète injonction « Convertissez-vous et croyez à l’Évangile », cette sobre promesse « Je vous ferai devenir pêcheurs d’hommes » doivent suffire pour que ces hommes suivent un parfait inconnu.

Une telle réaction radicale, l’idéal d’un prêt-à-suivre inconditionnel, voire d’un prêt-à-tout, force-t-elle vraiment respect et admiration, comme c’est le cas d’une partie des lecteurs de ce texte ? Faut-il immédiatement s’émerveiller de la puissante parole de Jésus qui rend toute discussion inutile ?

Où bien n’est-il pas aussi légitime, voire nécessaire, de s’interroger sur l’absence de précautions, de réflexion, de questionnement de la part de ceux que Jésus appelle dans ce récit ? Les pères de l’Église se heurtaient déjà à cette légèreté d’esprit de tout abandonner, sans autres considérations. Les disciples de Jésus sont-ils par essence des inconscients ?

Autrement dit, devons-nous forcément nous inspirer de cette promptitude de décision dans notre recherche de conversion ? Être fiers de n’avoir pas réfléchi une seconde quand l’appel de Dieu nous a frappés, de n’y être, en fait, pour pas grand-chose dans nos convictions religieuses ?

En ce dimanche traditionnellement consacré à la mémoire de la conversion de Paul, dont on sait le drame, nous sommes bien sûr disposés à tenir en honneur les récits de conversion de grandes figures chrétiennes.

Prenez par exemple Paul Claudel, une référence souvent citée en la matière. Le futur poète et membre de l’Académie française - après la lecture d’œuvres pas très chrétiennes de Rimbaud qui l’y ont préparé - se rend à Notre-Dame de Paris, ce 25 décembre 1886, pour les offices de Noël. « J’assistai, écrit Paul Claudel, avec un plaisir médiocre à la grand-messe. … J’étais debout dans la foule, près du second pilier à l’entrée du chœur à droite du côté de la sacristie. Et c’est alors que se produisit l’événement qui domine toute ma vie. En un instant mon cœur fut touché et je crus. Je crus, d’une telle force d’adhésion, d’un tel soulèvement de tout mon être, d’une conviction si puissante, d’une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute, que, depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d’une vie agitée, n’ont pu ébranler ma foi… ». C’est ainsi que Paul Claudel devint croyant.

Il paraît que pour un catholique, déjà à l’époque, c’était plutôt exceptionnel. Dans le protestantisme, par contre, je peux vous dire que ce type de conversion n’a rien d’extraordinaire. Je pourrai vous citer pendant des heures des récits de conversion du même genre, de protestants anonymes ou connus, même s’ils n’ont pas écrit un « Soulier de satin ».

Je viens moi-même d’un milieu protestant piétiste où une conversion doit presque inexorablement être un acte abrupt. Il est vrai que dans le récit type d’une vie chrétienne tel que surtout les églises évangéliques le pratiquent, c’est très classique : avant, on est pécheur (et parfois, ça peut être assez grave !) ; puis, on entend l’appel, on voit la lumière ; alors, on s’agenouille et on prie ; et au bout du compte, on est converti. C’est ainsi que moi aussi, j’ai été éduqué. Il y a bien des églises où vous n’avez d’ailleurs pas le choix : pour être vraiment chrétien, il faut absolument se convertir selon ce schéma.

Or je pense que dans ce type de récit de conversion, on ne s’intéresse pas assez à la partie qui me semble être la plus importante : comment est-ce que cet appel-là s’incorpore aujourd’hui dans mon existence, comment est-il lié à mon histoire, à notre société, à ce que je suis, aux aléas aussi de ma vie intérieure ? Autrement dit : pourquoi cet appel me frappe-t-il plutôt qu’un autre ? Pourquoi suis-je chrétien, et non pas bouddhiste, musulman ou juif ?

Pour revenir au texte de l’Évangile selon Marc : ce n’est pas à cette question qu’il nous permet de répondre. La question « Pourquoi suis-je chrétien » (au sens où l'on est d'accord avec une certaine doctrine) aurait d’ailleurs plus de sens si l’on disait « Pourquoi suis-je le Christ ? », car il s’agit davantage de suivre que d’être.

L’Évangéliste Marc a voulu mettre l’accent sur la souveraineté de l’appel de Jésus, plutôt que sur la réponse des disciples.
En fait, l’Évangile ne parle pas de doctrine, mais de rencontre ; il n’explique pas, il raconte. L’Évangile ne nous appelle pas d’adhérer à une doctrine ; il nous inviter à nous laisser rencontrer par une parole.

Jésus n’ordonne rien d’autre aux appelés que de le suivre. Marc n’insiste même pas particulièrement sur un renoncement total, du genre : si tu veux suivre le Christ, va abandonner tout, va rompre avec tout ! (D’ailleurs, les disciples Pierre et André semblent bien toujours posséder une maison où Jésus guérira la belle-mère de Pierre, cf. Marc 1,29-31).

Pour entrer dans la conversion, frères et sœurs, il ne s’agit donc pas de rejeter toute notre vie, notre famille, notre société, notre république laïque. Mais il ne s’agit pas non plus de justifier rationnellement une démarche de foi.

Il s’agit de quitter, par un temps régulièrement mis à part (et pourquoi pas chaque dimanche !), notre labeur quotidienne, nos filets et nos réseaux, et de suivre le Christ, d’être auditeurs libres du Christ.

Cela ne fait pas de nous d’un seul coup des chrétiens tout endoctrinés, ayant réponse à toutes les questions de société, y compris celles que personne n’a posées. Cela n’a pas été le cas des premiers disciples non plus ! Suivre le Christ nous libère, de notre désir d’exister par nous-mêmes ou en fonction des autres. En le suivant, nous n’avons pas à chercher l’assurance de notre valeur, et nous ne sommes plus le centre de nous-mêmes. Suivre le Christ donne à notre vie une dignité et une identité que nous n’avons plus jamais à conquérir.

Aussi, la réaction des disciples à l’appel de Jésus est l’image, non pas d’une conversion agressive sans réflexion, mais de la conversion permanente à laquelle nous sommes appelés.

Cet appel à la conversion nous concerne toujours d’abord nous-mêmes. Cela signifie qu’en premier lieu, la mission de l’Eglise n’est pas celle de Jonas, à parcourir la ville en proclamant :
« Encore quarante jours, et Strasbourg-Ninive sera détruite, à défaut de croire en Dieu » ! Notre mission d’Église partagée, c’est plutôt de jeûner, de nous vêtir de toile à sac, de vivre sobrement.

Car notre société comme nous-mêmes avons urgemment besoin d’une pédagogie de la conversion. Aujourd’hui, nous avons le droit de prendre le temps pour vous convertir, de mettre en valeur la lenteur de la conversion ! À la place d’attitudes du type ´Je le crois, et c’est bien ainsi », nous pouvons valoriser le questionnement, le doute, la fierté de réfléchir patiemment au fondement de nos convictions religieuses.

Aussi, l’appel de Jésus s’incorpore aujourd’hui dans notre existence et dans notre société non pas au mépris de, mais en lien avec les amis d’autres spiritualités. Nous ne pouvons pas suivre le Christ en les ignorant ou en les méprisant.

Certes, tout cela prend du temps ! Mais du coup, il est aussi digne de dire « Ma conversion au Christ m’a pris toute ma vie » que de la condenser dans un récit de conversion émouvant par sa fougue abrupte. Et cette belle lenteur vous permet de vous présenter ainsi à vos voisins : « Bonjour, je marche à la suite du Christ, voulez-vous pêcher avec moi ? » Amen !